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extrait

Le Journal de Lorelei 

                         Isabelle Morot Sir

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Chapitre 1

J’ai voulu entamer ce journal telle une rétrospective des événements qui ont fait ce que je suis à présent. Pourtant, dès la première phrase je me sens inquiète et vulnérable, ainsi que je l’étais certainement lorsqu’enfant, je me rendais seule à ces cours de piano que j’exécrais. Non seulement l’instrument par lui-même me rebutait, il me semblait vouloir de sa masse m’étouffer tout entière, mais de surcroît mon professeur, vieille femelle asséchée par la vie, me terrorisait bel et bien.

Hélas pour moi, dernière et ultime enfant d’une fratrie de trois, seule fille qui plus est, il me fallait assumer à moi seule toutes les compétences obligatoirement requises par la gente féminine : finesse et sensibilité, alliées à une instruction et une éducation sans faille.

Comme mes frères, un brillant avenir à HEC ou Polytechnique me guettait. Et le piano me direz-vous, eh bien une certaine culture musicale était comme l’affirmait ma mère « la moindre des choses » !

J’étais donc, petite Parisienne enfermée dans une vie trop, trop confortable, trop restreinte trop facile, trop morne, vouée à tourner en rond et sautiller vainement tel un moineau prisonnier de sa cage.

J’allais à l’école, à mes sacro-saints cours de piano, je faisais mes devoirs, rêvant le soir au creux de ma couette, à des horizons sans fin.

Les vacances nous les passions mes frères et moi dans le Sud, chez mes grands-parents maternels, plus précisément dans un petit village en pierres dorées de soleil dans les environs d’Orange, où ils possédaient un mas aux volets verts et aux tuiles roses.

Mes parents, tous les deux cadres supérieurs pour d’importantes, voire tentaculaires sociétés cotées en bourse, n’avaient guère de temps à nous consacrer, il faut le dire. Lorsqu’ils parvenaient à extirper quelques semaines de congé, ils filaient tous deux vers de lointain paradis que nous ne pouvions qu’imaginer. Ils avaient besoin de décompresser se justifiaient-ils, en nous déposant sur la terrasse en terre cuite de Papet et Mamet, avant de s’envoler vers ces plages où le sable est doux et le soleil toujours présent.

Je ne pouvais que fantasmer en évoquant ces noms un peu magiques, que je suçotais tels de doux et amers bonbons… Bora bora, Marie Galante, Les Maldives ou encore les Seychelles… Bien que je ne sois ni triste ni envieuse, car les vacances chez Papet et Mamet étaient toujours un festival enchanté d’une vie doucement bohême, faite de pique-nique nocturne ou d’escapades aux longs de sentes perdues ; toutefois mon attrait insatiable pour des horizons 

vierges et sans limite ne pouvait que palpiter à l’évocation de ces destinations insensées.

Et puis un jour, il m’arriva quelque chose… quelque chose d’infiniment mieux que la plus douce des plages de sable chaud et de cocotiers, bercées par une brise océanique. En une seconde tout changea. Cela sonna non pas comme une révélation, mais comme une évidence, qui réorienta toute ma vie.

J’effectuais mes premières journées au collège, mes frères étant déjà élèves dans de prestigieux lycées, je devais m’y rendre seule, par bus et métro, chose innée pour une petite Parisienne telle que moi. Mais que se passa-t-il ce matin-là ? Ai-je rêvé un peu trop à des horizons inaccessibles ? Avais-je le nez et l’esprit scotchés à quelques romans palpitants ? Je ne sais pas, j’ai tout oublié, mais soudain relevant la tête je me rendis compte, avec cette frayeur glacée qui fait battre si sourdement le cœur, que j’avais loupé ma station et qu’ignorant où j’allais, l’Aventure m’avait sauté dessus et saisie entre ses pattes, telle une mygale bondissant sur une mouche…

Blanche et tremblante d’appréhension, je sortis au prochain arrêt. Poussée par je ne sais quelle idée étrange et peu dans ma nature timide et craintive, je grimpais quatre à quatre les escaliers menant à l’air libre, tremblante non plus de peur mais de curiosité. J’en fus récompensée. Une feuille morte, jaune et rousse me frôla tendrement le visage tandis qu’un vent, à peine un souffle, m’incitait à respirer le parfum mélancolique et doux de l’automne.

J’avançais lentement, effleurant d’un pas incertain les allées où déambulaient quelques mamies à chienchiens, maman à poussettes et touristes bardés d’appareils photo. J’avais cette impression étrange et fabuleuse d’avoir traversé la porte d’un continuum espace-temps puis d’avoir été projetée à des années-lumière de mon monde réel. Au lieu d’être assise sur une chaise ni ergonomique ni confortable, tout en tentant de m’intéresser à la Conquête des Gaules vu par César, j’étais là, repoussant du pied des tourbillons de feuilles enjouées et admirant les ultimes éclats de la saison sur le Champs de Mars.

Presque sans le vouloir j’ai ramassé quelques feuilles, en faisant un bouquet craquant de rouge, jaune et roux. Je me suis penchée afin d’admirer la rondeur dodue et luisante d’un marron hors de sa bogue. Mes doigts l’ont pris. Il était doux. Je l’ai mis dans la poche de ma veste. J’avais en cet instant tout oublié du monde.

Lorsque un bruit, une voix, m’ont fait sursauter crevant ma bulle de bonheur irréel, me faisant revenir dans ce monde. Si j’avais su…

Je me suis retournée, déjà effrayée, pour me trouver nez à nez avec la créature la plus stupéfiante que l’on puisse imaginer, lorsqu’on est une jeune Parisienne de onze ans. Un cheval. Oui un de ces animaux aux jambes interminables et aux mouvements angoissants. Pour l’heure celui-ci avait ses énormes trous de nez à quelques centimètres de ma veste et me reniflait avec une sorte de curiosité. Ses yeux, immenses, me regardaient avec douceur tandis que ses oreilles brunes se tournaient d’avant en arrière.

Etrangement je n’eus aucune peur. Je n’avais jamais vu de cheval ni d’animal aussi grand, pourtant je ne fus pas effrayée par cette apparition. J’aurai dû. Il n’en fut rien.

Le cheval a approché un peu plus son bout de nez gris et velouté, frôlant mon visage de ses longues vibrisses et respirant mon odeur. Cela chatouillait. C’était si singulier. Puis j’ai entendu des pas et le cheval a tourné la tête, rompant le charme. Une silhouette en bleu sombre et hautes bottes noire s’est approchée, me dérobant les pâles rayons de ce soleil automnal. Sans y prêter attention mes doigts ont lâché mon bouquet de feuilles, elles se sont envolées dans un tourbillon. Cette fois mon cœur battait à tout rompre.

L’homme me parlait. Je n’entendais rien. Il s’est penché vers moi et soudain ses yeux gris ont croisé les miens.

—Bonjour. Gendarmerie Nationale. Qu’est-ce que tu fais là toute seule ?

Je n’éprouvais nulle crainte, cependant j’étais affolée. Mon sang ne semblait plus vouloir circuler dans mon corps pour s’être retiré on ne sait où. Un grand froid était tombé sur ma poitrine et me serrait si fort la gorge que je ne pus répondre.

Il s’est penché un peu plus, tentant sans doute de se mettre à ma hauteur. Il m’a souri et je crois que ce fut pire encore.

—N’aie pas peur. Comment t’appelles-tu ?

Mes doigts ont machinalement glissé dans ma poche et serré le marron, tiède et rassurant. J’ai tenté de déglutir tout en ayant conscience d’être à la fois en train de cumuler ridicule et idiotie.

—Lorelei.

Par chance il n’a fait aucune réflexion, même pas sur mon prénom, peu usuel. Il est vrai que tout le monde n’a pas la chance ou l’étrangeté de porter le nom d’une nymphe maléfique qui, assise sur un rocher du Rhin chante, afin de distraire les marins et les faire chavirer ! Peut-être a-t-il plus interpelé par mon regard ? Mes yeux bizarrement lilas et naïf ? Les deux, qui sait ?

—Eh bien Lorelei que fais-tu ici ?

D’une voix stupidement tremblante j’ai murmuré :

—J’ai raté ma station…

Il a hoché la tête avec une tranquillité somme toute très sereine, tout en faisant :

—Tu t’es juste égarée ?

—C’est ça… Ai-je balbutié, impressionnée malgré moi.

—OK. Où devais-tu te rendre ?

—Au collège Notre Dame…

—Très bien, je vais te raccompagner jusqu’à ton école, dans ce cas.

Il s’est redressé afin de dire quelques mots dans son talkie-walkie, tandis que son cheval suçotait paisiblement son mors. Puis il a posé une main qui a englobé toute mon épaule, en disant :

—Allez viens, ce n’est pas très loin.

Alors que le vent, joueur, m’apportait une bouffée d’un arome qui plana un instant, une fraction de temps… une odeur si étrange, composée d’un amalgame de grand air, de cheval et de fumier, mais aussi de poussière et de savon, de cuir fraichement graissé et, sous-jacente, son odeur. C’était si éloigné de tous mes repères olfactifs, que j’en restais pétrifiée. Sans plus de volonté, petite poupée blonde et insignifiante, je l’ai suivi, allongeant mon pas afin de le régler sur ses longues foulées. A ses côtés, le grand cheval roux marchait placidement, dodelinant doucement de sa grosse tête.

Sur les trottoirs, les pas du cheval battaient une sorte de mesure, reprise par les claquements secs des bottes de son cavalier-Gendarme, et cela sonnait comme une musique singulière…

Ce jour-là ma vie a basculé. Irrémédiablement.

Etrangement le temps a rayé certains moments de ce jour, de ces minutes qui pourtant ont tout changé. J’ai oublié comment nous sommes parvenus au collège. J’ai tout oublié hors de cette mélodie rythmée par les cliquetis des fers et le contre alto des pas. J’ai oublié ce qu’il me disait, hors de son regard gris et de l’envolée rousse des crins du cheval. J’ai aussi oublié ce qui s’est ensuite passé : ai-je été puni de mon retard ? Ou pas ? Cela n’a eu aucune incidence et quoi qu’il soit arrivé, cela a coulé, glissé dans le néant. Je n’ai cependant pas oublié cette silhouette, mi humaine mi cheval, centaure ou chevalier, venue de rêves qui ne peuvent exister pour une petite citadine. Je n’ai toutefois pas pu oublier non plus, ni le regard tranquille du grand alezan, ni son nom, improbable pour un cheval policier : Rainbow. Arc en Ciel ? De quoi ? De songes éveillés ? Pour moi ce fut un Arc en Ciel aux couleurs de l’automne, un arc en ciel qui nourrit mon espoir, faisant naître un monde de liberté. Un monde que je ne soupçonnais pas. Ce monde, loin d’une cité de béton, encombré par le stress et le bruit, ce monde de vent bruissant sur des prairies verdoyantes, ce monde existe. Je le sais. Je l’ai trouvé…

Je n’ai pu oublier, non plus, bien que j’ai tout fait pour, ce regard gris, tranquille et assuré, qui longtemps, devrai-je dire toujours, me poursuivit dans mes rêves adolescents. Comment avouer que parfois, encore aujourd’hui, ces yeux gris planent dans l’obscurité de mes nuits. C’est à la fois si ridicule et injuste. Pourquoi cet homme que je ne connais pas me hanterait-il ? Pourquoi tant d’années plus tard je peux me remémorer le plus petit détail de son uniforme, alors, que parfois, j’ai tant de mal à me souvenir de ce que portait Miguel, ne serait-ce que la veille ?

Je n’ai jamais, à personne, parlé de cette rencontre. Je ne le fais qu’aujourd’hui sur ces feuilles, espérant peut-être, exorciser cette journée qui me brûle, et compta plus que toutes les autres.

Après cette rencontre, j’ai tout fait afin de pouvoir apprendre à monter à cheval. Mes parents, de guerre lasse, m’inscrivirent dans un centre équestre en banlieue, où je me rendis scrupuleusement deux fois par semaine. Les chevaux là-bas n’étaient pas le Rainbow qui galopait crinière rousse au vent de mes rêves, mais ils étaient tout de même ces créatures où l’air de la liberté souffle entre les oreilles.

Je n’ai plus jamais revu le Garde Républicain et son cheval, et ce ne fut pas faute de les chercher. Mais non, telles des chimères, ils disparurent. Certains jours je doutais même de leur existence. Cependant, le soir au creux de mon lit, je sais qu’il n’en est rien et que quelque part ils vont, viennent, et respirent le même air que le mien.

Et puis, je dois être franche. Si j’ai pris la décision de me confier au papier, c’est bel et bien pour l’être. De tout ce que je n’ai pu oublier, bien que je l’aie souhaité, oh oui tellement souhaité… c’est encore son nom qui vient rouler dans le ressac de ma mémoire. Yann… Yann Letellier. Si simple. Si banal. Pourquoi encombre-t-il mes souvenirs ? Je ne suis plus une naïve adolescente ! Alors ? Pourquoi ce nom, écho d’une lointaine journée d’automne, revient-il encore et encore ? Je n’ai rien d’une oie blanche, Miguel pourrait en attester ! Pourtant, lorsque je suis seule dans mon minuscule appart’ à Toulouse, ce n’est pas son regard sombre que j’emporte avec moi dans le secret de mes nuits, mais celui gris de cet inconnu.

Souvent je me demande pourquoi j’ai choisi Miguel, parce qu’il ressemble à s’y méprendre à l’homme dont rêve toutes les filles ? Ou plutôt, est-ce parce qu’il sent la poussière, le cheval, la sueur et le cuir, comme tous les cavaliers… Odeurs qui elles aussi, m’ont marquée d’un trait indélébile.

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